Pourtant

J’ai porté plainte le 11 mai 2020. Pourtant, je suis contre le système de justice punitive, la prison, et la répression.

J’ai passé trois heures à la police devant un vieux type probablement cis, probablement hétéro, bien évidemment blanc, de 60 ans, flic depuis probablement 40 ans, qui n’a pas montré un demi signe d’empathie ou de compassion. Pourtant, j’aime pas les flics.

J’ai été soulagé.e et je suis allé.e me poser dans un coin caché en pleine ville pour pleurer, une fois que j’ai eu fini et que j’ai reçu un résumé de ma plainte avec le statut «victime» à côté de mon nom. Pourtant, il parait que je suis «forte», et qu’il faudrait que je me «montre plus vulnérable au tribunal, autrement le.a juge va avoir des doutes». Porter plainte et naviguer à travers tout ce système demande une force incommensurable, que je n’ai pas. Que personne n’a. Et pourtant, je persiste.

Depuis mon dépot de plainte, je suis une épave. Ca ne va pas mieux du tout. Pourtant, on m’a dit que ça irait mieux. Que c’était une étape importante thérapeutique. Ma psy m’a dit qu’elle était fière de moi. Que c’était la preuve que je prenais soin de moi. Qu’il fallait laisser de côté cette culpabilité sourde, cette non-cohérence intrinsèque avec mes positions politiques anti-prison, abolissez la police, acab et tout le reste. Que j’en avais besoin. Pour être reconnu.e. Mais surtout pour ouvrir la parole, pour oser en parler, pour arrêter de ressasser, pour arrêter de ruminer. Pour accepter d’être aidé.e par d’autres à tourner la page.

Mon histoire n’est plus privée depuis mon dépot de plainte, elle est publique. J’ai été complètement dépossédé.e de mon viol. En partie, c’est une bonne chose. Aucun.e humain.e sur terre n’est capable de gérer seul.e un traumatisme tel. Mais je n’ai plus aucune maitrise sur rien dans cette histoire.

J’ai passé trois heures devant ce vieux flic. Calme, serein.e, comme si je venais porter plainte pour un vélo volé. En même temps, il s’est comporté comme si je venais pour un vélo volé. Même quand il m’a dit en soufflant «bon là, je suis censé vous demander si vous êtes en état de continuer, c’est écrit dans le formulaire. Ah, et aussi si vous voulez plutôt parler à une femme. Bon là yen a pas, donc si vous voulez une femme ben faudra aller à l’autre poste, ça va prendre du temps», je suis resté.e calme. Bêtement, naïvement, je me suis dit que ça lui ferait du mal, que ça lui ferait peut-être ouvrir les yeux d’entendre mon histoire. Alors j’ai parlé à ce type à qui j’avais aucune envie de parler, par rage. J’ai dû raconter ce qui s’était passé il y a 4 ans. J’ai dû justifier pourquoi je venais aussi tard. Que c’était une étape thérapeutique. C’est faux. Au moins en partie. C’était principalement par colère. Parce qu’au bout de 4 ans, j’en souffre toujours. Au moindre abus de confiance, je suis en miettes. Que si par malheur un.e partenaire me fait du mal, je passe des semaines à faire des cauchemars où iel se tranforme en mon violeur. Que je suis dépossédé.e de mon corps, que j’exècre par moment, qui est intouchable par moment, que je mutile, que je cache. Que j’ai honte de ma sexualité et de l’embrasser et l’aimer parfois. Que j’ai honte tout court. Alors par colère, j’ai voulu que ça sorte, publiquement, par le seul moyen possible que j’entrevoyais. Et surtout, qu’il le sache. Qu’il se sente en danger, pour ne pas recommencer avec d’autres. J’ai voulu profiter de cette peur qu’inflige la punition, pendant au moins un instant.

Pourtant, ça n’a pas marché. Forcément.

Ca ne lui a pas fait l’effet d’un éléctrochoc. Il ne s’est pas soudainement rendu compte qu’il avait fait quelque chose de mal et qu’il devait se remettre en question, ainsi que son rapport aux femmes. Il s’est très probablement dit que c’était une folle de plus, qui n’a pas compris que le sexe, c’est comme ça que ça se passe. Et le système va lui donner raison, comme il lui donne raison tous les jours depuis 4 ans.

Près d’un an après ma plainte, j’ai reçu en tout et pour tout 2 lettres du Ministère Public. Une copie de sa convocation à une audience avec la procureure en septembre 2020, et une lettre m’informant que l’assistance judiciaire que ma formidable avocate a demandé m’avait été accordé.e, en décembre 2020. Cela signifie que mon avocate est désignée comme conseil juridique gratuit, chose que je ne savais même pas possible avant de me lancer là-dedans. Mon avocate a demandé en septembre, deux jours après l’audience, une copie du dossier, que j’ai tous les droits de consulter. Elle l’a reçu en décembre, avec un rapport d’audience qui montre bien précisément que mon agresseur n’a aucunement envie d’assumer les faits qui lui sont reprochés. En tant que victime, j’ai droit au traitement du silence par les autorités juridiques, censées nous protéger.

Près d’un an après ma plainte, 4 ans après les faits, quelques mois, années, après d’autres faits, j’oscille entre l’envie de me battre, pour moi et pour d’autres, la culpabilité, l’épuisement, les cauchemars, insomnies, dépressions, l’envie d’abandonner, la colère, la pression, l’impression d’être seul.e tout en sachant que je ne le suis pas. J’ai intégré que je devais être fort.e, parce que je n’ai pas d’autre choix. Mais pas trop, autrement personne ne me croira.

Et pourtant, ça ne changera rien.

SM